La décennie se présentait pleine d’espoirs. « Regarde, quelque chose a changé, (…) Un homme, une rose à la main, a ouvert un chemin vers un autre demain », chante Barbara, après la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle le 10 mai 1981. Moins de deux ans plus tard, le 13 avril 1984, avec pour slogan « Le fer, l’acier, le charbon, la France en a besoin », 40 000 métallurgistes investissent Paris. Ils protestent contre la liquidation de la sidérurgie. Dix jours avant, dans un reportage de « l’Humanité » auprès des ouvriers de Sacilor-Rombas en Moselle, l’un d’eux exprimait son désarroi : « J’ai voté pour la gauche en 1981. Je me suis battu pour les nationalisations. Aujourd’hui, mes victoires devraient me mettre à la porte ? » Les années 1980 sont cette décennie où, sous l’empire du Parti socialiste, la gauche française a réussi à décevoir son peuple ; la décennie des « années fric », où un Bernard Tapie peut profiter de la désindustrialisation pour multiplier les rachats d’entreprises pour un franc symbolique.
1983 est une année pivot. Alors qu’à Strasbourg le Parlement adopte le drapeau aux douze étoiles comme emblème de la Communauté économique européenne, François Mitterrand fait le choix du tournant de la « rigueur » afin de rester dans le Système monétaire européen et d’attirer les investissements. Dès 1984, les ministres communistes quittent le gouvernement. La gauche arrive, certes, aux manettes au moment où le monde est submergé par une vague néolibérale : Augusto Pinochet prend le pouvoir en 1973 au Chili, Margaret Thatcher en 1979 au Royaume-Uni, Ronald Reagan en 1981 aux États-Unis et Helmut Kohl en 1982 en Allemagne. En 1986, le président de la Commission européenne, le socialiste français Jacques Delors, convertit définitivement l’UE au libéralisme en faisant acter le marché unique.
Jean-Marie Le Pen dans « l’Heure de vérité »
« Dans ces années-là, on assiste à une modification politique et idéologique de la gauche de gouvernement, souligne l’historienne Ludivine Bantigny. Jacques Delors a joué un grand rôle dans cette métamorphose, affirmant que la relance mise en œuvre dans les premières semaines après 1981 n’était pas tenable. Mitterrand lui répond : “Oui, je sais, mais maintenant je fais de la politique…” Mais une fois cette parenthèse refermée, il abandonne très vite le néokeynésianisme des débuts, dès l’automne 1981. On mène alors une politique néolibérale qui favorise très clairement les entreprises, la rentabilité du capital, le besoin de compétitivité. Face à la menace du chômage de masse prédomine le sentiment qu’il n’y a plus d’autre monde possible, qu’il faut s’en contenter, voire s’en enthousiasmer. » Ce virage à droite, ce choix de la résignation ne touche pas que le pouvoir. La pédagogie du renoncement est menée partout. Le 22 février 1984, l’ancien communiste et acteur Yves Montand anime sur Antenne 2 une émission, regardée à l’époque par 20 millions de téléspectateurs, « Vive la crise ! », véritable moment de promotion de l’austérité.
Quelques jours plus tôt, le 13 février, pour la première fois, un représentant de l’extrême droite jusqu’ici marginalisée par son soutien à Pétain et aux terroristes pro-Algérie française de l’OAS, Jean-Marie Le Pen, a les honneurs d’une émission de grande écoute, « l’Heure de vérité ». François Mitterrand n’a pas ménagé ses efforts pour faire connaître cet homme, dans l’espoir de diviser les voix de droite. C’est réussi, de moins d’1 %, le Front national passe à 10 % lors des élections européennes du mois de juin. Les adhésions affluent. Ce machiavélisme mitterrandien n’empêche pas, aux législatives de 1986, le retour au pouvoir du RPR de Jacques Chirac. C’est la première cohabitation.
L’héritage d’Anicet Le Pors
La décennie 1980 n’est pas entièrement noire. Sous l’impulsion du ministre communiste Anicet Le Pors, le statut de la fonction publique permet de doubler les effectifs des travailleurs de l’État au service des citoyens. Les droits individuels progressent. Sous la houlette du ministre communiste Jacques Ralite, l’homosexualité n’est plus classée comme maladie mentale. Le socialiste Robert Badinter abolit la peine de mort. Plus de 100 000 étrangers sont régularisés. Les lois Auroux permettent une plus grande intervention des travailleurs et syndicats dans l’entreprise. Jack Lang obtient que 1 % du budget soit alloué à la culture. Un impôt sur la fortune est instauré…
La période est aussi celle d’une mobilisation et d’une prise de conscience face à plusieurs dangers. Les États-Unis déploient leurs missiles Pershing en Europe, tournés contre les pays de l’Est. François Mitterrand appuie cette décision. Mobilisations immenses, partout sur le continent, le 23 octobre 1983. À Lyon, rapporte l’Humanité, des jeunes chantent : « J’ai 15 ans et je veux vivre, sans l’angoisse de la guerre, sans la peur atomique, des soleils plein les yeux, le cri aux lèvres, l’amour au ventre… »
L’autre préoccupation qui point, dans les années 1980, est l’avenir de la planète. L’écologie se fait une – petite – place dans le paysage. Elle se cristallise non pas encore sur le réchauffement climatique, mais sur la question nucléaire. En mai 1980, près de 100 000 personnes manifestent à Plogoff contre l’installation d’une centrale. En 1986, l’explosion à l’usine de Tchernobyl met sur le devant de la scène ces thématiques. En 1987, à Stockholm, se tient une grand-messe de l’ONU où pour la première fois est employé le terme « développement durable ». La même année, l’un des premiers grands traités internationaux écologiques pour préserver la couche d’ozone est signé.
La récupération des notions de liberté par l’argent roi
La défense des immigrés et de leurs descendants fait aussi son bout de chemin. D’octobre à décembre 1983, un groupe part de Marseille pour rejoindre la capitale. C’est la marche pour l’égalité et contre le racisme, surnommée « marche des beurs ». Dans la manifestation, rapporte notre journal, une femme d’Étampes déclare « Sur terre, il y a de la place pour que tout le monde vive en paix ». Un mouvement antiraciste profond s’installe dans le pays, que le PS, en créant SOS Racisme l’année suivante, cherche à détourner à son profit.
Cette décennie, c’est également la récupération des notions de liberté par l’argent roi. On l’observe sur le front de l’information. Les radios libres, qui ont essaimé dans les années 1970, sont enfin légalisées. Elles font vite place à des machines destinées à engranger les revenus publicitaires. Les contenus se standardisent. La subversion fait long feu. Début 1986, le gouvernement socialiste confie à Silvio Berlusconi la chaîne La Cinq, qui importe en France le pire de la télévision italienne. L’année suivante, le gouvernement de droite privatise TF1.
Dans un tel climat, le chemin de l’alternative peine à se faire une place. En France, le PCF, même s’il peut compter sur la popularité de son secrétaire national Georges Marchais, s’affaiblit. Il est concurrencé par le PS et miné par l’image des pays de l’Est. La nécessaire Perestroïka pour réformer la vie politique et économique entamée en URSS par Gorbatchev favorise, à la fin de la décennie, la chute du mur de Berlin. Et, avec celui-ci, celle de nombreuses espérances.
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