Les dirigeants de la gigafactory de Tesla à Berlin, inaugurée il y a seulement deux ans, ont déclaré la guerre au syndicat IG Metall. Installés au cœur d’une zone naturelle protégée, ils n’hésitent pas non plus à s’asseoir sur les normes environnementales. Leurs méthodes induisent un ordre européen nouveau, sur le modèle du projet capitaliste autoritaire d’Elon Musk, en complète concordance idéologique avec l’AfD, une extrême droite allemande en pleine ascension.
La petite gare de Fangschleuse, cernée par la forêt, renvoie de prime abord à la quiétude d’une promenade bercée par le chant des oiseaux. Nous sommes à une trentaine de kilomètres du centre de Berlin, dans la première station de chemin de fer après le terminus Erkner du S-Bahn (le RER local).
Mais tout change en ce début d’après-midi, quand le quai se remplit à ras bord. C’est l’heure de la relève à la gigafactory, l’immense usine du constructeur d’automobiles électriques Tesla, derrière les arbres, sur le territoire de la commune de Grünheide. Quelque 12 000 travailleurs y sont employés sur un site tout neuf de plus de 300 hectares. L’équipe du matin quitte l’enceinte de l’usine pour se précipiter sur les parkings et vers… la gare de Fangschleuse, toute proche.
Des ouvriers peu enclins à s’exprimer sur leurs conditions de travail
Personne ne s’attarde. Debout avant l’aube, chacun n’aspire à l’évidence qu’à rentrer chez soi. Mais autre chose flotte dans l’air, une lourdeur immédiatement perceptible au sein des groupes qui se sont formés, une prudence exclusive à l’égard de tout étranger au lieu.
Tenter d’adresser la parole aux ouvriers du modèle Y, la voiture high-tech en pole position sur le marché européen en 2023, conduit à se faire rembarrer sans ménagement.
Alors que nous commençons à désespérer de pouvoir recueillir la moindre parole, l’un d’eux se décide pourtant. Et d’un seul coup la situation se renverse : flot de paroles, besoin irrépressible de témoigner. Le train attendu est passé depuis belle lurette et nous nous sommes attablés pour échanger au comptoir du restaurant grec tout proche.
« Je travaille là depuis le lancement de la production en 2022 et je suis déjà épuisé moralement et physiquement. » Reiner Barfuss* sort de ce qui fut sans doute jadis le bureau d’un chef de gare, aujourd’hui local syndical improvisé d’IG Metall, banni à l’intérieur de l’entreprise.
« Beaucoup de gens sont, comme moi, au bout du rouleau »
Employé comme technicien au bout de la chaîne d’assemblage, Barfuss a travaillé dans plusieurs grandes usines métallurgiques. « Au début, j’aurais tout lâché pour venir à la gigafactory de Grünheide », explique-t-il en remuant son café, un drôle de sourire aux lèvres.
Convaincu de pouvoir exercer un job de pointe, habité par le sentiment de servir l’environnement, il s’est vite laissé infléchir par le discours des recruteurs de la firme d’Elon Musk. Mais la réalité est vite venue percuter les promesses initiales.
« Beaucoup de gens sont, comme moi, au bout du rouleau. Nous subissons une pression de tous les instants pour accroître les cadences. »
Résultat, les travailleurs s’épuisent, tombent malades, sont obligés de s’arrêter. Moins nombreux, ceux qui sont présents sont poussés à maintenir contre vents et marées le même rythme de production. La fatigue et le stress cumulés font exploser les accidents du travail.
Chez Tesla, les 35 heures n’existent pas
Un incident grave, qui met en lumière l’absence de mesure contre des émanations de vapeur d’aluminium connues pour être fortement toxiques, va conduire Reiner Barfuss à considérer que la coupe est pleine.
Genug ist genug ! (Assez, c’est assez !) Il décide alors de rencontrer IG Metall. La démarche réclame beaucoup de courage tant les dirigeants de la gigafactory ont fait de l’exclusion du syndicat l’une de leurs priorités, de la même manière que dans leurs usines états-uniennes.
En l’absence d’organisation syndicale, les salariés de Tesla ne sont pas couverts par un accord tarifaire (convention collective). Ce qui autorise la direction à leur verser un revenu « au moins 25 % inférieur (primes et allocations sociales comprises) à celui d’un salarié de Volkswagen, où il existe un bon accord tarifaire », pointe un dirigeant régional d’IG Metall.
Et à ne pas reconnaître en sus la semaine de 35 heures, obtenue de haute lutte par les salariés de la métallurgie au milieu des années 1990.
Tout est fait pour écarter IG Metall de l’usine
Chez Tesla, on travaille 40 heures et plus. Car le droit du travail allemand, fondé sur des accords tarifaires, négociés strictement entre « partenaires sociaux », en vertu des normes ordo libérales qui régissent le pays, met les salariés qui n’ont pas de syndicat suffisamment fort dans leur entreprise, à la merci de leurs employeurs.
Tout est fait pour empêcher IG Metall de s’implanter. « On est surveillé, contrôlé en permanence », lâche Reiner Barfuss. Toute communication critique sur le fonctionnement de l’entreprise, e-mail ou intervention sur les réseaux sociaux, est passible de la plus haute sanction sous prétexte que chacun a signé un contrat dans lequel il s’engage à ne pas révéler d’informations sensibles sur le mode de fonctionnement de Tesla.
« Les salariés peuvent être virés aussi facilement qu’ils ont été embauchés », dénonce IG Metall dans le petit bureau du quai de la gare. « On est en plein dans le ” hire and fire ” (recruter et virer), la méthode du capitalisme financier anglo-saxon le plus impitoyable. »
Des salariés polonais précaires attirés par un salaire en euros
Nombre de salariés ont été « invités » à signer un contrat dit de résiliation. Particularité, cette forme de contrat à durée indéterminée peut être dénoncée à tout moment par l’une des deux parties. Traduisez : à la moindre anicroche, Tesla peut se séparer quasiment sans frais d’un « gêneur ».
Outre quelques techniciens comme Reiner Barfuss, issu de l’industrie métallurgique allemande, les recruteurs de Tesla privilégient les plateformes numériques sur lesquelles s’inscrivent des salariés, souvent des migrants, réputés plus malléables.
« Quatre heures de trajet aller-retour, voire plus, tous les jours, c’est épuisant. Mais un salaire en euros, c’est l’assurance de tellement mieux vivre chez nous »
Piotr Sobieski*
Au regard des plaques d’immatriculation observées sur les parkings, on constate que beaucoup viennent de Pologne, située à seulement 70 kilomètres de la gigafactory.
« Quatre heures de trajet aller-retour, voire plus, tous les jours, c’est épuisant. Mais un salaire en euros, c’est l’assurance de tellement mieux vivre chez nous », signale Piotr Sobieski*.
Il nous montre une voiture sur le parking. Un collègue dort là tous les soirs « pour s’éviter ces allers-retours exténuants et la location d’une piaule hors de prix ».
Le 17 octobre 2023, la colère éclate
Difficile de contenir en permanence l’immense mal-être des travailleurs. Le 17 octobre 2023, il a débordé.
Ce jour-là, plus d’un millier de salariés ont trouvé le courage de dire leur détermination à être respectés. IG Metall réussit à organiser une « action éclair ». Tous les participants brandissent, comme un défi aux contremaîtres et à la direction, l’autocollant interdit du syndicat au revers de leurs bleus de travail.
Dans toutes les langues parlées dans les ateliers. En allemand, polonais, arabe, anglais, turc ou kurde, ils revendiquent « de bonnes conditions de travail », dénoncent les cadences imposées, l’insécurité, les pollutions aux poussières d’aluminium ou la multiplication des accidents de travail.
« IG Metall est à l’intérieur », clamait le syndicat ce 17 octobre. Quelque temps plus tard, en mars dernier, à l’élection du conseil d’entreprise, le syndicat allait réussir à s’imposer comme première organisation de l’usine, sans toutefois parvenir à détrôner les représentants des organisations « maison » coalisées, encore majoritaires (avec près de 60 % des voix).
Derrière l’exemple de la gigafactory, ce sont deux modèles sociaux qui s’affrontent
Le bras de fer continue. L’enjeu : soit le triomphe du modèle Musk, « une sorte de capitalisme pure mêlant l’autoritarisme du XIXe siècle au high-tech du XXIe » explique, sourire aux lèvres, l’un des conseillers d’entreprise IG Metall élu en mars ; soit l’application des règles conquises de haute lutte par les métallurgistes, comme le droit de pratiquer la cogestion et de conclure des accords tarifaires.
La bataille engagée aura des conséquences bien au-delà du périmètre de la gigafactory. IG Metall le sait. Le syndicat est attaqué depuis des années par les réformes néolibérales qui ont permis de contourner peu à peu les conquis sociaux.
L’offensive démarrée sous le chancelier SPD Gerhard Schröder, au début des années 2000, a été amplifiée par les gouvernements de grande coalition (CDU/SPD) d’Angela Merkel sans que celui d’Olaf Scholz (SPD/Verts et libéraux) n’infirme en quoi que ce soit la tendance.
Résultat : un peu moins d’un salarié allemand sur deux est aujourd’hui couvert par un accord tarifaire.
Elon Musk et l’extrême droite, une affaire qui roule
Lâcher la bride à Musk et à son offensive antisociale, c’est donc courir le risque d’une extension toujours plus large de cette précarisation des salariés. Avec le risque de voir de plus en plus relégués dans les livres d’histoire les conquêtes sociales réalisées au sein du capitalisme rhénan, et d’assister à un glissement de plus en plus accentué du pays vers l’extrême droite.
D’autant que les logiques économiques d’Elon Musk et de l’organisation Alternative pour l’Allemagne (AfD) coïncident parfaitement. Ce qui permet de mieux comprendre les multiples démonstrations de soutien réciproque, en dépit de toutes les controverses, entre les dirigeants du parti d’extrême droite et le patron de Tesla.
La coprésidente de l’AfD, Alice Weidel, ancienne représentante de Goldman Sachs en Allemagne, et les plus hauts dirigeants du parti sont tous affiliés à la Fondation Friedrich von Hayek, du nom du théoricien du libéralisme le plus débridé, le plus à même, à leurs yeux, de stimuler la compétitivité des entrepreneurs nationaux.
Et Musk n’a pas hésité à monter au créneau sur son réseau social X pour défendre jusqu’au plus décomplexé des dirigeants nationalistes, Björn Höcke, chef de l’AfD en Thuringe, traduit en justice pour utilisation d’un mot d’ordre nazi.
Une industrie qui bafoue le droit environnemental
La méthode politique de Berlin et des autorités du Brandebourg qui a consisté à satisfaire sans broncher à toutes les conditions d’Elon Musk est aussi très lourde de conséquences sur le plan environnemental.
Steffen Schorcht, président de l’initiative citoyenne de Grünheide, présent lors d’une bonne part de notre périple autour de la gigafactory, ne cache pas sa colère : « Ils n’ont pas hésité non plus à renoncer au respect de normes environnementales élémentaires. »
L’immense espace sur lequel a été construite l’usine est une zone protégée pour l’eau potable (Wasserschutzgebiet). Mais le gouvernement de très grande coalition du Land (SPD/CDU/Verts) et celui du chancelier Scholz à Berlin ont choisi de fermer les yeux.
En cet endroit où la nappe phréatique est peu profonde, l’usine est construite sur des milliers de piliers qui sont autant de vecteurs potentiels de contamination de l’eau.
Malgré les nombreux incidents, Elon Musk peut dormir tranquille
Plusieurs incidents graves ont pu être relevés, comme des fuites importantes de fuel. Sans que jamais une sanction ni même un avertissement ne soient adressés à Tesla. « C’est comme un droit du prince, une féodalité attardée au XXIe siècle », estime Michael Gansow, de la Grüne Liga, une ONG écologiste régionale.
Sur la même zone aquatique protégée, une expansion est prévue pour accoler à l’usine une grande gare d’où doit être expédiée toute sa production. Cette construction suppose la déforestation de plusieurs dizaines d’hectares supplémentaires.
Consultés par référendum au début de cette année, près des deux tiers des habitants de Grünheide s’y sont opposés. Mais, quelques semaines plus tard, arguant que la consultation n’était pas contraignante, la ville et le Land donnaient quand même leur feu vert à Tesla.
En réponse, des militants occupent la forêt
Scandalisées, des milliers de personnes ont décidé d’occuper la forêt menacée, faisant de l’endroit une sorte de zone à défendre (ZAD) contre l’arbitraire de Musk et de ses complices à Berlin et à Potsdam, capitale du Land de Brandebourg.
Près de la gare de Fangschleuse, les militants écolos ont construit un vaste campement à l’entrée duquel on peut lire : « Protéger l’environnement et pas les intérêts des milliardaires ». Des cabanes installées dans les arbres constituent un moyen de rendre plus difficile une expulsion par les forces de police.
Les occupants de la forêt ont trouvé un soutien initialement inespéré dans la justice. Celle-ci a refusé d’autoriser la procédure d’évacuation de leur campement, en se fondant en grande partie sur la pertinence de leurs arguments environnementaux et sur le verdict « squeezé » de la consultation populaire du début de l’année.
Une première petite victoire contre le cauchemar social et politique que constitue l’instauration très concrète des méthodes et de la société que désirent impulser Elon Musk et l’extrême droite.
*Les noms et les prénoms ont été changés.
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